WET COLOR, Acrylique sur toile, 220 x 170cm, 2009.
Vue de l'exposition éponyme, À Suivre... Lieu d'Art, Bx.







Wet color de Sébastien Thébault

La peinture de Sébastien Thébault est un travail d’observation; d’observation silencieuse et troublante. Une peinture de la contemplation, au sens précis où il faudrait entendre une peinture théorétique : une peinture qui formule « l’action d’observer » et qui formule selon les propres termes de Sébastien Thébault une « subversion de la figuration ». Il reste alors la peinture, l’acte et sa jubilation.

Le projet Wet color est un projet sur cette limite. Sur la limite, physique, de la peinture et de l’acte, de tout acte. Un projet sur la couleur, certes, mais plus précisément sur la surface humide de la couleur. Sébastien Thébault parle des « couleurs embarquées par la sexualité », parle de cette dimension pornographique de la couleur et de l’humidité : quelque chose qui dans la peinture, sur la surface de la peinture, très exactement, invite à une représentation du désir. La couleur, ici, et l’humidité renvoient très précisément à l’univers très contemporain – moderne devrait-on dire maintenant – du papier glacé des magazines, des corps humides de l’industrie photographique, de l’industrie cosmétique, de l’industrie érotique et pornographique , elles renvoient encore à ce jeu – à cette légèreté – d’une transcription possible, fantasmée, mythique de ce qui incite le désir dans d’autres structures linguistiques. La couleur, le brillant ou le son qui embarque ; c’est la tentative, ludique, de Sexuality de Sébastien Tellier.

Ici la peinture de Sébastien Thébault veut représenter la matérialité du désir et de l’excitabilité. Les couleurs, les brillances, le satiné, le gloss, le glitter, le scintillant renvoient à l’humidité des corps, représentent la matérialité de cette humidité. Il y avait chez Homère un terme qui disait le courage et qui disait aussi quelque chose de cette vapeur des corps dans l’excitabilité du combat ou des jeux amoureux. C’est le thumos, c’est la gradualité des sensations, de l’indifférence à l’excitabilité, de la peine à la jouissance qui assèche ou humidifie le corps : les mains moites, les yeux qui brillent, le front qui perle de sueur, les poils qui se collent, le sexe qui s’humidifie, la salive qui monte, etc. Le thumos c’est donc cette mouillure, c’est ce que Georges Molinié appelle le thymique, la dimension du corps qui graduellement s’impressionne et impressionne. Ce que peint Sébastien Thébault, c’est exactement cette matérialité. Autrement dit, il ne peint rien ni du pornographique, ni du sexe, ni même de sa représentation : il peint l’effectivité du sexe et du désir, la matérialité absolue de l’effet de corps, de l’effet de désir. Ici il peint, il continue de peindre ce que la peinture n’a cessé de vouloir peindre. Mais ici, il n’y plus de corps, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de représentation, de figuration du corps, il y a seulement la surface étendue, étirée, excitée de la couleur humide face au spectateur et qui se présente comme une tache. Le corps se tache et fait des taches. La peinture de Sébastien Thébault matérialise ces zones, ces concentrations. Il y a un longue histoire de la tache, qui traverse l’histoire de la peinture. C’est sans aucun doute le critique et écrivain Ludovico Dolce qui en synthétise toute la puissance, dans une lettre au cardinal Alessandro Contarini, en 1554, à propos de l’Adonis et Vénus du Titien : le spectateur (un giovane) s’approche si près du tableau, un corps à corps, qu’il peut voir une tache, peinte par le Titien, qui marque la peau d’une rougeur (la macatura della carne causata del sedere). C’est sur cette tache et dans cette tache que le jeune homme est bouleversé (commoversi nelle vene tutto il sangue) et qu’il jouit (ch’ei vi lasciò la macchia). L’histoire de la peinture est donc dans cette matérialité des zones d’incarnat et d’incarnation : la peinture est incarnée dira Georges Didi-Huberman. Sébastien Thébault peint cette matérialité en s’inscrivant dans l’histoire de cette érotisation des corps, pour la peinture figurative, mais surtout de l’érotisation du corps quant il s’agit ici de grands formats abstraits. Le travail de Sébastien Thébault semble nous répéter que le corps n’est pas en soi érotique, la preuve ici nous sommes privés de sa représentation, mais que le corps s’érotise. Il s’érotise dans la peinture. Il s’érotise dans ces taches, dans ces brillances, dans ces éclats. Ici encore il y une longue histoire de ce motif en peinture, des corps qui s’étirent chez le Pontormo aux détails chez Vermeer. Il y a ici deux des modèles les plus intenses de cette érotisation du corps, la liquéfaction et l’éclat, les fils de la dentellière, et la perle de la jeune fille. Là, une jeune fille fait de la dentelle et d’un cousin ou d’une boîte sortent des fils liquides rouges et blanchâtres marqués d’étranges éclats mats, ici, stupéfiante, une jeune fille au chapeau rouge, lumineux et mat, le nez, les lèvres de la bouche entr’ouvertent brillent et les perles, ces perles baroques, longues et lourdes et la dentelle du chemisier d’un blanc liquide. Vermeer érotisent les corps dans la couleur et par les éclats, la brillance : ça expose le désir, ça explose de désir. La peinture est donc le lieu de cet éclat, de cet éclair, celui de la jouissance, celui du seul désir. La peinture de Sébastien Thébault expose cet espace du fantasme – celui où le corps n’apparaît pas encore – expose cette extension de la couleur et de la lumière, le lieu serré dans l’espace du tableau où se composent « les intimes renversement de la mémoire exaltée en désir » selon l’expression de Georges Didi-Huberman.

C’est le petit pan de mur jaune où Bergotte s’extasie et s’abîme et qui synthétise pour Marcel Proust ce qui constitue le rapport à la peinture, le rapport physique à la peinture.
Mais il a plus encore. En 1880, Édouard Manet joue à la marchande de primeur et offre à Charles Ephrussi une asperge supplémentaire qui, d’une part vient faire un « bon prix » avec la botte, et, d’autre part s’ajoute, mais détachée à un premier tableau. Cette asperge, aussi troublante puisse- t’elle être, est à la lettre un supplément de peinture. Ce supplément c’est la matière, la couleur, l’éclat, la matité. En 1979 Roland Barthes écrit une préface à l’ouvrage Tricks de Renaud Camus. Tricks n’est pas un livre pornographique ni érotique c’est un livre qui, selon les propos de Camus « essaie de dire la sexualité ». La peinture de Sébastien Thébault, en 2009, n’est ni pornographique ni érotique, c’est une peinture qui essaie de dire, plutôt de montrer, la sexualité. Barthes propose alors d’entendre que la littérature « est là pour donner un supplément de jouissance ». Rien d’autre. Alors la peinture aussi, est là, pour donner, si possible, un supplément de jouissance, comme l’éclat de la perle, comme le fil liquide, comme l’asperge seule, comme les éclats et la couleur dans Wet color.

La peinture de Sébastien Thébault ne peint pas le sexe, ne peint pas, non plus, l’histoire de la représentation du sexe, elle peint l’effectivité de ce désir, l’effectivité du sexe. Elle y parvient, sur d’amples surfaces abstraites par un travail de « remplissage ». Il reste alors à définir ce que signifie, ici, la notion de remplissage. Il s’agit d’un travail de composition, composition de la couleur, composition de la lumière, des éclats, des brillances, etc. Mais plus encore une autre composition qui définira, sans aucun doute la mesure la plus précise du travail de Sébastien Thébault ; composer, assembler, conjoindre la rudesse du format, la rudesse des aplats de couleurs, la brutalité des surfaces abstraites à une manière plus douce, à une concentration d’effets plastique et esthétique dans la brillance, dans la couleur et dans la beauté des éclats. C’est ce paradoxe qui constitue le projet Wet color. Il y a bien longtemps déjà Denys d’Halicarnasse établissait une distinction entre une harmonia austera comme une combinatoire brutale et une harmonia glaphyra comme une combinatoire élégance, douce et subtile. Ce qui fait qu’il y a du désirable. Ces liaisons élégantes, ces harmonia glaphyra, c’est ce qu’avec douceur le peintre « creuse », inscrit lentement comme tension et concentration dans la peinture pour nous l’offrir comme supplément de jouissance. La peinture se creuse indéfiniment, subtilement, pour ne laisser apparaître, pour ne laisser et pour n’exposer que ces taches supplémentaires, que ce plus de désir et de tension, que cette humidité, survenante, sur les corps.

Fabien Vallos, février 2009